Rhinocéros
(L’entrée d’un théâtre, une femme, un homme, un penseur. La femme est absorbée par ses pensées. L’homme et le penseur semblent se connaître).
L’homme, d’une voix grave ― Il a plu cette nuit.
Le penseur, pensif ― Oui, il a plu.
L’homme, consterné ― Il a plu toute la nuit !
Le penseur ― Oui, il a plu toute la nuit…
L’homme, nerveux ― Il a plu même sur mon lit !
Le penseur, enthousiaste ― Sur mon lit aussi ! Il pleuvait des rires, des mots et des dessins partout, c’était beauauau !
L’homme, en colère ― Les mots sont tombés en trombe et ma chambre a été inondée ! Les dessins se collaient aux murs comme des bulles de rire. Je hais les dessins ! Je hais les rires ! Je hais les mots !
(La femme, à côté d’eux, s’agite, le théâtre ouvre ses portes, la foule s’avance.)
Le penseur, après une pause où il semble réfléchir ― Ah, ça y est ! Vous êtes comme Jorge, le moine aveugle !
L’homme, qui ne comprend pas ― Un moine aveugle ?
Le penseur, d’un ton docte ― Oui, le personnage de ce roman « Le nom de la Rose », vous voyez ?
L’homme, agressif ― Non, je ne vois rien du tout ! Et je hais les romans ! Ils sont un poison pour l’esprit. Je n’en lis JA-MAIS !
(Le penseur recule d’un pas, comme frappé par ces paroles. Au même moment, la femme penche sa tête par-dessus la leur et s’écrie )
La femme ― Tiens, un rhinocéros !!
(L’homme et le penseur tournent la tête en même temps )
L’homme ― Où ?
Le penseur ― Mais là !
La femme, stupéfaite ― Tiens, un deuxième rhinocéros !!
L’homme, agacé de ne rien voir ― Où ?
Le penseur ― Mais là !
La femme, main en visière, ébahie ― Oh, mais ils entrent dans les locaux du journal d’en face !
Le penseur, intrigué (à part) ― Les rhinocéros commenceraient-ils à penser ? Surprenant, surprenant… Surprenant !
(Soudain, on entend un fracas épouvantable. Les deux rhinocéros, les yeux injectés de sang, ressortent des dessins pleins les cornes, de l’encre aux commissures de la gueule ainsi que des morceaux de crayon.)
La femme et le penseur, d’une même voix ― OH !! Ils ont tout dévoré !
La femme, inquiète ― Ils se sont arrêtés, on dirait qu’ils sont télécommandés !! Vous savez comme les jouets des petits. D’ailleurs, mon fils… (elle est interrompue et ne reprendra pas sa phrase)
Le penseur ― Regardez, regardez, les dessins s’envolent tous, il y en a partout… (Distraitement, il remarque que l’homme s’est esquivé en oubliant sa cagoule noire, tombée à terre.)
(Il pleut des dessins, sur la route, sur les immeubles. Les rhinocéros glissent dans le papier et se brisent la patte. Tous les passants, y compris la femme et le penseur, se précipitent émerveillés pour les saisir en liberté.)
Eux qui me faisaient rire, réfléchir et aimer la presse, je n’aurais pas cru qu’ils puissent me faire pleurer ! Je salue leur talent mais aussi leur courage, leur dignité. Il y a peu de gens que j’admire, au sens le plus noble du terme, ils en faisaient partie.
Je crois que le plus bel hommage qu’on puisse leur rendre c’est d’écrire, de dessiner, de danser, d’exprimer, chacun à sa mesure, le même désir de rester debout ! Bouleversée, ce ne sont pas des vers qui me sont venus à l’esprit, non, c’est la pièce de Ionesco, car ce que nous devons combattre toute plume, tout crayon dressé, tous ensemble, d’où qu’on vienne, d’une même voix, ce n’est pas une religion, c’est la bête immonde : l’intolérance ! Elle n’a pas de couleur, pas de nation, elle croît dans le fumier de l’obscurantisme et ne verse que les ténèbres. Alors j’ai écrit cette courte scène qui est également un hommage à Ionesco. Tu le sais, cher Lecteur, le théâtre n’est pas ma veine habituelle mais ces mots sont spontanés.
RQ : Que les rhinocéros de chair et de sang me pardonnent, c’est une espèce qu’il faut protéger à tout prix de la cupidité de l’homme !